Considéré comme l’un des meilleurs footballeurs haïtiens de tous les temps, Emmanuel Sanon avait marqué la plus prestigieuse des compétitions, à savoir la Coupe du monde. Le véritable finisseur d’élite du Don Bosco au début des années 70, trouait un certain Dino Zoff en 1974. Et cette prouesse occupa la première page des journaux européens à l’époque. Si le Mondial du Onze national n’avait pas fait de vieux os, il a su éveiller la sympathie du public germanique. Mais qui connait le contexte, la petite histoire et les dessous croustillants de cet exploit sous la dictature duvaliériste ?
Un échec à la dernière ligne droite lors des qualifications du Mondial de 1970 !
Haïti aurait vraiment dû se qualifier pour une phase finale de la Coupe du monde. Lors des barrages pour l’unique ticket de la CONCACAF pour l’édition de 1970 au Mexique, les Grenadiers avaient perdu (2-1) à domicile contre le Salvador et ensuite gagné (3-0) à l’extérieur. Les scores cumulés étaient étonnamment en disgrâce à l’époque, ce qui signifiait que les équipes étaient à égalité d’une victoire chacune. Les Salvadoriens, après avoir éliminé le Honduras au tour précédent, allait remporter la troisième rencontre en territoire neutre.
Changement du système de qualification, un exploit 4 ans plus tard !
4 ans plus tard, le système de qualification de la zone avait totalement changé. Désormais, les puissances footballistiques de la région s’étaient affrontées pendant trois semaines dans un seul groupe et seuls les vainqueurs accédaient au tour suivant. Haïti, pour sa part, accueillait chaque match. La nation était alors gouvernée par le dictateur Jean-Claude «Baby Doc» Duvalier et sa féroce milice, les “Tonton Macoutes”. Ces derniers, étant prêts à tout faire pour la garantir, souhaitaient vivement que l’équipe gagne toujours.
Pour aller en Allemagne et faire l’histoire, la victoire du Onze national face à Trinité-et-Tobago le 4 décembre 1973 l’avait fait surfer sur une bonne vague. Pourtant, l’adversaire avait peut-être la meilleure équipe de son histoire, avec dans son sein le meilleur buteur des éliminatoires de toutes les confédérations confondues, Steve David et le gardien de but, Kelvin Barclay. Les Trinidadiens avaient été battus (2-1), mais il faut dire qu’ils avaient eu 4 buts inexplicablement refusés et quelques réclamations de pénalty bizarrement snobées. Les joueurs haïtiens allaient par la suite gagner deux autres matchs contre le Honduras et le Guatémala pour s’adjuger la tête du groupe. Haïti arrachait donc son billet pour se rendre en Allemagne. Une belle page d’histoire qui commençait à s’écrire depuis ce jour, car c’est la première participation d’une sélection caribéenne à un Mondial. Malheureusement, le tirage au sort plaçait les hommes d’Antoine Tassy dans une poule corsée en compagnie de l’Argentine, la Pologne et l’Italie. L’équipe italienne était notre premier adversaire et c’était là que tout avait commencé.
L’Italie de Dino Zoff et Fabio Capello, premier adversaire d’Haïti à la Coupe du monde !
Si le parcours de la sélection haïtienne vers l’Allemagne avait été mémorable et jonché d’embûches, conjugué aux controverses et incidents du pays; l’Italie qui était notre premier test, avait connu un sort diamétralement opposée. La Squadra Azzura remporta un groupe simple, comprenant également la Turquie, la Suisse et le Luxembourg sans encaisser de but. En effet, depuis la 53e minute d’un match amical contre la Yougoslavie joué à Turin en septembre 1972 jusqu’à cette Coupe du monde, près de deux ans plus tard pour un total de 12 matchs, la défense italienne était restée imperméable. Le Brésil n’ayant pas réussi à la percer en amical et l’Angleterre avait échoué à deux reprises. Une véritable arrière-garde d’enfer qui protégea Dino Zoff, le célèbre gardien de la Juventus de Turin. Ce n’était pas son seul record sur la période. Ayant son propre secret, c’était plutôt lui qui décida les résultats de son club. Il avait également fait partie de la défense de la formation turinoise qui avait passé 903 minutes sans concéder de buts, de quoi être arrivé en 2e position lors du vote pour le Ballon d’Or de 1973 derrière Johan Cruyff.
Avant ce premier match entre Italiens et Haïtiens, un Grenadier, sous couvert d’anonymat, s’était exprimé et avait admis que son pays n’avait aucune chance de se qualifier pour le 2e tour de la compétition.
«Pour nous, affronter ces pays qui partagent le groupe, c’est comme déclarer la guerre aux USA. Nous avons 11 bons joueurs. La Pologne, l’Italie et l’Argentine en comptent peut-être 4 000. C’est très bien de dire que le jeu se joue à 11 joueurs mais personne n’est dupe de telles pensées. »
Pourtant, la sphère est la même pour tous. La partie démarrait sous les chapeaux de roue. Contre toute attente, le score était resté vierge jusqu’à la mi-temps. À la pause, les commentateurs parlaient de “l’éclat surnaturel” du gardien de but haïtien, Henry Francillon qui bloqua les assauts italiens. Mais une minute après être revenu du tunnel, le talentueux milieu de terrain Philippe Vorbe glissa une passe formidable pour Emmanuel Sanon qui avait prédit qu’il marquerait parce que “la défense italienne est trop lente”. L’attaquant du Don Bosco avait tout à fait raison en dépassant Luciano Spinosi pour esquiver Zoff avant de glisser le ballon dans le but vide. Après 1 143 minutes, et après avoir humilié bon nombre des meilleurs attaquants de ce sport, le record du fameux portier italien avait été battu par un joueur de 22 ans qui gagnait environ 200 $ US par mois au club de Pétion-Ville.
“Tout le monde demandait qui allait battre Dino Zoff”, se souvient Manno Sanon avant d’ajouter:
«Les journaux ont mentionné les joueurs européens et sud-américains, mais personne ne pensait qu’un Haïtien pouvait le faire. Cela m’a bouleversé parce que je savais que je pouvais le faire. »
Après le match, Dino Zoff insista sur le fait qu’il était heureux d’avoir finalement encaissé.
“Un tel record ne m’a jamais dérangé. Pourquoi cela ? Je fais mon travail. Mais j’espérais que quelqu’un marquerait contre moi à Vienne lors du dernier match de notre préparation contre l’Autriche ou lors de ce match d’ouverture ici. Maintenant, peut-être que les gens cesseront de me demander ce que je ressens à propos d’un tel record, car ce n’est plus,” a-t-il déclaré.
L’avantage d’Haïti avait duré 6 minutes avant que Gianni Rivera n’égalise pour l’Italie. Au final, les Grenadiers s’étaient inclinés (3-1) le 15 juin 1974 devant 51 100 spectateurs sous l’arbitrage du Vénézuélien, Vicente Llobregat. La Coupe du monde d’Haïti commençait à décliner dès la fin du match, lorsque deux joueurs, en l’occurence Manno Sanon et le défenseur Ernst Jean-Joseph avaient été convoqués pour des tests de dépistage. Le buteur avait réussi, mais l’autre avait été testé positif à la phénmétrazine, un stimulant interdit.
“J’ai de l’asthme et mon médecin à Port-au-Prince m’a donné beaucoup de pilules à prendre“, a-t-il insisté avant de clarifier:
«Je ne savais pas que quelque chose était illégal. Notre médecin d’équipe ne m’a pas averti de quoi que ce soit. “
C’était une excuse décente et il semblait pendant un certain temps qu’il pourrait échapper à la censure jusqu’à ce que le médecin de l’équipe informe les médias que le Grenadier ne lui avait pas parlé du médicament, ni même de l’asthme.
“Ce qu’il a dit aux journalistes au sujet d’un cas d’asthme implique une maladie entièrement imaginaire. Nous ne savons pas exactement quelle dose a été prise mais il est certain que la quantité qu’il a prise était suffisante pour avoir un effet dopant. Cela n’avait rien à voir avec un prétendu cas d’asthme mais a été pris précisément pour le match… le garçon n’était pas d’un niveau intellectuel suffisant pour réaliser ce qu’il a fait ou ce qu’il a dit,”a expliqué le médecin de 27 ans, Patrick Hugeux.
Psychose chez les Haïtiens, la dictature s’impose !
Dans ce cas, les autorités haïtiennes intervenaient. Le vice-président de la FHF à l’époque Acedius St Louis, était également le commandant des Léopards, un bataillon d’élite notoire de l’armée haïtienne sous le commandement personnel de Duvalier. Le joueur impliqué, Ernst Jean-Joseph fut emmené de force et en public de l’hôtel de l’équipe, ramené en Haïti par Me St Louis.
Les joueurs haïtiens craignaient que le dictateur Duvalier réagissait mal à la honte perçue d’une équipe dont le succès, dû en grande partie à ses largesses personnelles.
“Il a précisé que c’était son équipe et son argent qui nous avaient amenés là où nous étions. Il se présentait à l’entraînement et me téléphonait régulièrement ainsi qu’à plusieurs autres joueurs pour vérifier que nous allions bien. Certains gars ont estimé qu’il était dangereux d’avoir Jean-Claude trop près de l’équipe. Bien qu’il soit jeune, il était comme un père à l’ancienne, qui nous a donné la vie, mais pouvait aussi nous punir s’il le souhaitait,” a expliqué Emmanuel Sanon.
Il faut dire, jusqu’avant 1974, le seul Haïtien à avoir excellé dans une Coupe du monde était Joe Gaetjens, lui qui avait été convoqué par les USA en 1950 et avait marqué le but libérateur lors de la victoire (1-0) contre l’Angleterre au premier tour. En 1964, parce que ses frères exilés, Jean et Freddie avaient tenté de renverser le régime haïtien, il fut arrêté et assassiné par les “Tontons Macoutes” travaillant alors à la demande de François «Papa Doc» Duvalier. Son corps n’avait jamais été retrouvé. C’est l’histoire que chaque membre de cette équipe haïtienne aurait connue.
“En tant que footballeurs à succès, nous avions été protégés de ce côté du régime, mais maintenant nous avons vu le côté obscur. Nous avons eu une nuit blanche avant le match contre la Pologne, et pour être honnête, je ne pensais qu’à Ernst, pas au match,” a déclaré le défenseur Fritz Plantin à John Spurling dans son livre Death or Glory, au moment où Jean-Joseph a été retiré de l’équipe.
À noter, Ils avaient perdu (7-0) contre les Polonais, puis Jean-Joseph ayant téléphoné pour rassurer ses coéquipiers qu’il n’était pas mort. Et l’équipe jouait mieux contre l’Argentine lors de son dernier match (défaite 4-1), Sanon avait encore fait parler la poudre ce soir-là.
L’Italie et Haïti ne donnaient rien, mais l’histoire reste à méditer !
Bien qu’aucune des deux équipes (Italie et Haïti) n’ait rien rafflé au tournoi, Haïti en avait au moins été touché. Le but de Sanon reste légendaire et quand il est décédé d’un cancer du pancréas en 2008, à 56 ans, ses funérailles ont eu lieu au stade Sylvio Cator. La cérémonie a réuni 20 000 personnes et a été retransmise dans tout le pays.
“Pour nous, Haïtiens, c’est toujours le meilleur résultat que nous ayons jamais atteint. Nous avons égalé les Italiens pendant un certain temps, et plus que cela, nous avons réussi à nous moquer de Zoff,” a déclaré Philippe Vorbe.